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Bonnes feuilles : « Culture de masse et société de classes. Le goût de l’altérité »

Nous vivons dans des sociétés dans lesquelles la diffusion de l’éducation et les transformations de l’économie des biens culturels semblent produire une certaine uniformisation des goûts et des styles de vie. Un peu partout dans le monde, alors que les classes supérieures diplômées conservent un accès privilégié aux répertoires culturels les plus légitimes, elles sont aussi partie prenante à l’univers de la culture de masse et des médias.

Cette transformation n’est pourtant pas à proprement parler synonyme de démocratisation culturelle, comme l’explique Philippe Coulangeon dans un ouvrage paru en septembre 2021 aux Presses universitaires de France (2021). Un chapitre de l’ouvrage s’arrête plus particulièrement sur les effets de l’expansion scolaire. Celle-ci a-t-elle réduit l’inégalité des chances ? Quelques éléments de réponse dans cet extrait.

Le degré auquel l’école contribue à la réalisation du principe d’égalité des chances peut se mesurer à travers l’écart à une situation de référence dans laquelle les trajectoires et les performances scolaires des élèves et des étudiants seraient totalement indépendantes de leur condition sociale d’origine, incarnation parfaite de ce principe. Les données disponibles dans un nombre croissant de pays et sur des périodes dont la durée s’allonge avec le temps livrent à ce sujet un enseignement qui est dominé par le constat d’une assez forte inertie, à des degrés variables selon les pays, mais sans véritablement remettre en cause ce constat déjà ancien.

Dans un ouvrage collectif publié au début des années 1990 portant sur l’évolution en longue période des inégalités sociales de réussite scolaire dans 13 pays situés dans des aires géopolitiques variées (États-Unis, Allemagne de l’Est, Pays-Bas, Suède, Angleterre et pays de Galles, Italie, Suisse, Taïwan, Japon, Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie et Israël), Yossi Shavit et Hans Peter Blossfeld faisaient le constat d’un niveau stable et persistant d’inégalité des chances de réussite scolaire selon le milieu social d’origine. Seuls deux pays, la Suède et les Pays-Bas, dans lesquels s’observait au contraire une réduction des écarts de réussite scolaire selon l’origine sociale, échappaient à l’époque à cette tendance générale observée dans des pays aux régimes politiques et économiques pourtant fort différents les uns des autres.

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Diverses nuances ont été apportées depuis aux conclusions de Shavit et Blossfeld. Richard Breen, Ruud Luijkx, Walter Müller et Reinhard Pollak ont identifié une dizaine d’années plus tard une tendance contraire dans huit pays européens (Allemagne, France, Irlande, Italie, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni et Suède), à savoir un relâchement du lien entre l’origine sociale et le destin scolaire des individus entre les cohortes nées dans le premier quart du XX

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siècle et les cohortes nées dans les années 1950 et 1960. Cette tendance ne concerne toutefois que l’accès à l’enseignement secondaire, dont le lien au milieu d’origine tend à se réduire dans chacun des huit pays. S’agissant de l’accès à l’enseignement supérieur, ce lien demeure en revanche globalement inchangé, mais il reste plus faible que pour l’accès à l’enseignement secondaire, ce qui est une conséquence logique de l’enchaînement des différents seuils de sélection.

La sélection sociale est nécessairement moins prononcée au stade de l’accès à l’enseignement supérieur, puisque les élèves et étudiants concernés ont déjà été sélectionnés en amont, lorsqu’ils ont accédé à l’enseignement secondaire. De ce point de vue, l’augmentation des durées de scolarisation et l’élévation générale des niveaux de diplômes diminuent mécaniquement le lien global entre origine sociale et réussite scolaire, tous niveaux de diplômes confondus. La diminution du lien entre origine sociale et réussite scolaire provient donc en partie de cet effet de composition des différents seuils de sélection, auquel elle ne se réduit cependant pas. Il y a bien un effet propre de l’expansion scolaire qui, dans de nombreux pays, se manifeste en particulier au niveau de l’accès à l’enseignement secondaire.

Le cas de la France, où l’on a pu aussi observer une certaine réduction du lien entre l’origine sociale et le niveau d’éducation atteint, amène toutefois à nuancer cet effet propre de l’expansion scolaire. Comme le montrent les travaux de Louis-André Vallet, il semble en effet que l’essentiel de la réduction de l’inégalité des chances scolaires se soit produit en France avant la massification de l’enseignement secondaire, pour l’essentiel au sein des générations nées entre 1935 et 1944 et entre 1945 et 1954, c’est-à-dire dans des générations scolarisées en grande partie antérieurement aux réformes qui, depuis les années 1960, ont abouti à la constitution d’un système unifié d’enseignement secondaire, d’abord au niveau du premier cycle, avec la création du collège unique par la loi Haby de 1975, du nom du ministre de l’Éducation nationale de l’époque, puis avec l’élargissement de l’accès au baccalauréat dans les années 1980, par le biais du développement des filières technologiques et professionnelles. Cette réduction de l’inégalité des chances scolaires est a fortiori intervenue avant la massification de l’enseignement supérieur.

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Il n’en demeure pas moins que, même si l’on observe une certaine réduction de l’inégalité des chances scolaires, celle-ci demeure assez limitée. En France, Louis-André Vallet et Marion Selz montrent ainsi qu’au sein des générations concernées par cette réduction, seul un nombre assez réduit de personnes (de l’ordre de 6 à 7 %, soit une centaine de milliers) ont connu un destin scolaire différent de celui qui aurait été le leur si ce relâchement du lien entre origine sociale et réussite scolaire ne s’était pas produit. En outre, dans le cas français, la réduction de l’inégalité des chances scolaires observée dans l’accès à l’enseignement secondaire ne se prolonge pas s’agissant de l’accès à l’enseignement supérieur, où l’on constate même un certain renforcement du lien entre l’origine sociale et l’obtention d’un diplôme d’enseignement supérieur post-bac.

Ce renforcement de l’inégalité des chances dans l’enseignement supérieur est une nouvelle illustration de l’articulation des évolutions observées aux différents niveaux du système d’enseignement. La très large diffusion de l’accès au baccalauréat amène dans l’enseignement supérieur, et principalement sur les bancs de l’université, une population étudiante socialement et scolairement plus hétérogène que par le passé, au sein de laquelle n’opèrent plus les phénomènes de « sur-sélection », en vertu desquels la minorité d’étudiants d’origine populaire était autrefois composée d’étudiants en moyenne plus performants que les étudiants d’origine plus favorisée, compensant en quelque sorte par un surcroît de performance scolaire le handicap social de leur origine.

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L’effet propre de l’expansion scolaire sur la réduction de l’inégalité des chances scolaires apparait au total relativement modeste et partiellement ambivalent, dès lors qu’il est tenu compte de la dimension séquentielle des trajectoires scolaires et du déplacement des seuils de sélection scolaire et sociale en aval de cursus dont la durée tend à s’allonger.

Une des limites des conclusions qui peuvent être tirées de l’observation de l’évolution des chances d’accès aux différents niveaux d’études secondaires et supérieures tient aussi à l’hétérogénéité des cursus, en particulier à la différenciation des filières courtes et longues, professionnelles et générales, non sélectives et sélectives, dont ce type de mesure ne tient que très imparfaitement compte. Une autre limite, tout aussi importante, tient à la disparité des contenus et des compétences attachées aux différents cursus, en sorte que la distribution des chances d’accès aux différents niveaux d’études ou de certification ne correspond que très imparfaitement à celle des performances des élèves et des étudiants.