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La Californie en plein débat: faut-il politiser l'enseignement des maths?

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Des robinets qui fuient. La longueur de l'hypoténuse. Des trains qui partent à des horaires différents, ne roulent pas à la même vitesse et finissent par se croiser. La probabilité d'obtenir une paire de figures lorsqu'on tire deux cartes dans un jeu de cinquante-deux. Le produit scalaire de tel vecteur et de tel autre. Madame Martin qui achète 3 kilogrammes de pommes de terre et 1 kilogramme d'oignons. La décomposition en produit de facteurs premiers du nombre 462.

Voilà le genre de sujets auxquels les programmes de mathématiques nous confrontent depuis tant d'années. Tout n'est pas inutile, loin de là. En un sens, même les questions les moins ancrées dans le réel ont un intérêt. Elles permettent de faire fonctionner le cerveau, de muscler sa logique, de pratiquer une gymnastique mentale régulière qui évite de s'encroûter. C'est en tout cas de cette façon que nous, les profs de maths, nous répondons aux élèves qui nous posent cette bonne vieille question tellement légitime: «À quoi nous servira cette propriété, dans la vie?»

Après quinze ans de service, j'avoue que j'ai de plus en plus de mal à mettre de la conviction dans ma réponse. Si je reste convaincu de la beauté des mathématiques, je suis de plus en plus sensible à leur absence de relief, d'humanité, de dimension politique ou sociale. D'autres matières sont là pour ça, certes. D'autres enseignants et enseignantes, en lettres, en histoire-géographie ou en SES, sont là pour éveiller l'esprit critique des élèves face au fonctionnement du monde qui les entoure, de la société actuelle.

Les maths, elles, sont surtout là en tant qu'outil. Un outil pour apprendre à réfléchir, mais aussi un outil à mettre à disposition des autres disciplines pour leur permettre de creuser toujours plus loin. En l'état, les profs de mathématiques jouent principalement un rôle de passeurs, sans s'engager davantage.

Une discipline, des privilèges

Ces interrogations semblent secouer plus d'un système éducatif. C'est actuellement le cas en Californie, où deux camps se livrent une véritable bataille autour de l'enseignement des maths et des programmes à mettre en œuvre. Pour le New York Times, la journaliste Jacey Fortin s'est intéressée aux débats qui font actuellement rage dans cet État. Faut-il changer la façon d'apprendre les maths aux élèves? Et surtout, doit-on chercher à combler le fossé entre les personnes qui brillent en maths et les autres?

En février 2021, le CDE (California Department of Education) a publié un document portant sur la révision du cadre de l'enseignement des mathématiques, qui était le même depuis 2013. Le texte soulève plusieurs points fondamentaux. D'abord, il envoie valser l'idée selon laquelle certains élèves auraient un don naturel pour cette discipline.

La bosse des maths n'existe pas, pour reprendre le titre de l'essai publié par la sociologue Clémence Perronnet en septembre; si certains réussissent mieux que d'autres, c'est parce que le système, sans en avoir l'air, favorise les catégories les plus privilégiées. C'est le cas de tous les systèmes qui se prétendent neutres ou apolitiques.

Dans le même ordre d'idées, le CDE suggère que les maths cessent de faire l'autruche et s'engagent davantage, pour faire de la justice sociale une thématique de premier plan. Cela ne cesse d'être répété dans le cadre militant: un bon chiffre vaut bien des arguments, et c'est la maîtrise des statistiques qui permet souvent de prendre le dessus dans un débat. Autant donner aux mathématiques cette dimension-là, préconise le rapport. À notre époque, étudier les inégalités entre les êtres par le prisme des nombres semble inévitable.

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Jean-Michel Blanquer n'est pas le seul à faire des cauchemars à cause du «wokisme», concept qui n'est pas entré dans le Robert mais contre lequel il entend lutter jusqu'à la mort. Un peu partout, la politisation de l'enseignement, et d'ailleurs pas seulement celui des maths, est devenue un enjeu de taille. Aux États-Unis, explique Jacey Fortin, cela concerne aussi bien les États républicains que les États démocrates, catégorie à laquelle appartient la Californie, fer de lance de l'enseignement public du pays.

Le débat n'a pas tardé à se polariser. D'un côté, il y a celles et ceux pour qui l'enseignement des mathématiques devrait être profondément rénové, pour deux raisons principales: bien mieux coller aux enjeux de notre époque, et laisser beaucoup moins d'élèves sur le carreau. Et il y a les autres, qui pensent que les maths n'ont pas à sortir de leur apparente neutralité, et qu'il ne faut surtout toucher ni à leur dimension abstraite ni à leur universalité.

Science sociale

«Même les parents qui détestaient les maths à l'école se prononcent en faveur du statu quo pour leurs enfants», explique l'un des responsables de la réforme à la journaliste du New York Times. Tout plutôt que de voir leur progéniture touchée par ce que le Figaro appelait récemment de l'«endoctrinement» à propos de ce qui se passe dans les établissements français (où la lutte contre les discriminations s'infiltre peu à peu, quoi qu'en pense le ministre).

La Californie en plein débat: faut-il politiser l'enseignement des maths?

Jacey Fortin résume la problématique de la façon suivante: à quoi servent les maths et à qui sont-elles destinées? Les données collectées par le département d'Éducation des États-Unis en 2015-2016 montrent, par exemple, que si 16% des lycéens sont noirs, on compte seulement 8% d'élèves noirs inscrits dans les cours de mathématiques (alors que les individus blancs ou d'origine asiatique y sont surreprésentés). Le CDE entend transformer la façon d'enseigner la discipline mathématique, afin notamment qu'elle ne soit plus l'apanage des catégories les plus privilégiées –et y intégrer des considérations sociales constitue l'un des axes du projet.

Bien évidemment, les intentions affichées par le département d'Éducation n'ont pas plu à tout le monde. Plus d'un millier de scientifiques californiens ont cosigné une lettre ouverte exprimant leur inquiétude à propos du nouveau cadrage proposé, accusé de développer une «idéologie malsaine» et de «démathématiser les maths».

Plus loin, on peut lire cette phrase: «Les mathématiques sont une discipline dont le langage est universellement accessible pour peu qu'il soit bien enseigné.» Si tant d'élèves finissent par rejeter les mathématiques en bloc, ce serait donc uniquement parce que les profs ne savent pas faire, et absolument pas parce que les programmes sont élitistes et hors-sol.

Concrètement, le CDE souhaite un décentrage de l'apprentissage des maths, moins de formules et de théorèmes à apprendre par cœur, plus de résolutions de problèmes et de travaux collaboratifs. S'éloigner d'un cadre figé pour enseigner aux élèves comment s'adapter –en fonction de la question posée et des forces en présence– ne constituerait-il pas une approche plus saine et plus inclusive des maths? Sur le plan personnel comme dans bien des sphères professionnelles, les ados sortiraient de leurs années lycée avec de véritables compétences et une aptitude certaine dans le maniement des données.

Mécanique d'inversion

L'idée, déjà testée dans certains établissements de San Francisco, consiste simplement à inverser la tendance. Au lieu d'imposer aux élèves des maths abstraites et ardues quitte à en perdre un pourcentage conséquent en route, autant proposer un tronc commun accessible à tous, plus des cours supplémentaires aux élèves ayant le plus d'appétence pour la discipline.

En France, la récente réforme du lycée général semblait aller dans ce sens, avec les mêmes maths pour tout le monde en classe de première et terminale, plus deux cours optionnels (mathématiques complémentaires et mathématiques expertes) dispensés en terminale afin de permettre aux élèves volontaires d'aller plus loin –et de tirer leur épingle du jeu sur Parcoursup. S'il est encore trop tôt pour avoir le recul nécessaire sur ce nouveau fonctionnement, il semble que le programme de première, aussi lourd que chronophage, continue à donner envie à beaucoup de lycéens de fuir loin des mathématiques.

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Le bilan dressé à San Francisco, où les programmes ont peut-être été composés avec un sens des réalités plus accru, est relativement positif, même si pas totalement éclatant. On ne dispose pas de chiffres à l'heure actuelle, mais selon les responsables de l'expérimentation, le nouveau fonctionnement a poussé une plus grande variété d'élèves à choisir les cours de mathématiques avancées, sans que cela n'impacte négativement le niveau des étudiants les plus brillants en mathématiques.

C'est là toute la difficulté du challenge: rendre les mathématiques plus adaptées à toutes et à tous, sans pour autant empêcher les cracks de viser les sommets. Et les obstacles restent nombreux. D'après la journaliste du New York Times, qui a étudié les données mises à disposition par le CED, il existe un grand nombre d'établissements de l'État qui ne proposent pas de cours de mathématiques approfondies. Or, les lycées en question sont généralement ceux qui accueillent le plus d'élèves noirs ou latinos. Le chemin est encore long...

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