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Claire Lommé : Bigarrure en ULIS Fil Twitter

J’ai déjà écrit ici au sujet d’une séquence que j’ai conçue et déployée dans les écoles et au collège : à partir de l’œuvre Bigarrure dans le triangle, de Kandinsky, je navigue jusqu’à la démonstration, l’idée de preuve au moins. Cette séquence, je l’ai adaptée, éprouvée dans diverses versions, à différents niveaux, du CE1 à la classe de quatrième. Cette année, je pensais avoir refermé la boucle de vie de Bigarrure en la présentant aux Journées Nationales de l’APMEP, à Bourges, pendant les vacances de fin de première période. Cela ne signifiait pas que je la remisais, mais je pensais avoir fini de la faire évoluer. Hé bin non.

En Ulis au collège

Depuis septembre, j’ai un nouveau terrain de co-intervention : une classe Ulis de collège. L’enseignant est un professeur d’histoire géographie dont c’est la première année en Ulis. Pour moi, c’est une aubaine : les mathématiques ne sont pas son terrain de prédilection. Il est ouvert à tout ce qui peut faire progresser ses élèves en développant leurs compétences et leurs savoirs. Nous avons déjà co-enseigné, en lycée. Et nous connaissons bien notre style professionnel. De mon côté, je suis déjà intervenue à un rythme hebdomadaire en Ulis de collège pour faire jouer à des jeux pédagogiques et j’ai dans mes classes des élèves d’Ulis intégrés au cours de maths. Mais là j’interviens dans un autre contexte. L’enseignant me fait une commande sur un thème mathématique et je viens animer, dans une double perspective : comprendre les difficultés spécifiques de ces élèves et permettre à l’enseignant d’être ensuite autonome avec les outils que je propose.

J’ai déjà présenté l’excellent Match Point, dans sa classe. La séance a très bien fonctionné. Mais cette fois, l’enseignant de la classe voulait de la géométrie. J’avais envie de tester Bigarrure. Pas pour aller forcément à fond dans l’idée de preuve, mais pour, tout de même, poser la question fatidique : ce grand triangle plein de couleurs, est-il rectangle oui ou non, et comment convaincre que oui / que non ? Qu’est-ce qui permet de convaincre ? Qu’est-ce qui permet de convaincre en mathématiques ? En plus, le déroulé de la séquence me permet de passer par la réactivation des polygones, de mobiliser beaucoup, beaucoup la parole, le langage, le lexique, en faisant la différence entre lexique courant et lexique mathématique, et puis de décomposer la multiplication de décimaux, pour la reconstruire avec un ancrage fort dans la numération. Tout cela me semblait pas mal du tout, et adapté à une classe Ulis de collège.

Quand j’ai exposé la première séance à l’enseignant, en amont, il m’a dit « ouiiii, ok, ça fait beaucoup, non ? » J’avais pensé pouvoir aborder la catégorisation des polygones de référence, introduire l’équerre avec le vocabulaire lié à sa manipulation, et faire vérifier cet hypothétique angle droit. Je me suis alors dit que je me donnais des repères pour alléger : des détours possibles pour faire respiration, des pauses de réactivation. Mais j’avais déployé la séquence en cycle 2 (sans la multiplication de décimaux, mais avec la question du triangle rectangle ou pas rectangle et pourquoi), alors je pensais que cela passerait. Hé bin non.

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Collisions de niveaux

Une des raisons que me poussent à intervenir en Ulis, outre le changement de contexte et la réflexion sur les démarches cognitives d’élèves à besoins particuliers, c’est la diversité du public. Dans cette classe, j’ai en face de moi des élèves des quatre niveaux, de la sixième à la troisième. En plus, ce ne sont pas forcément les mêmes à chaque séance. C’est particulièrement intéressant : je dois trouver comment m’adresser à tous à partir d’un même cœur d’activité, d’un même thème, même à ceux qui n’étaient pas là lors de ma précédente intervention. Il faut que je série bien les contenus, que mes objectifs soient très clairs dans ma tête pour être clairs pour l’enseignant et les élèves, qu’une trace écrite soit prévue pour poser tout ça et pouvoir y faire référence. Mais je ne sais pas bien où je vais, ce qui exige que mes contenus et la trace d’institutionnalisation soit précise mais souple. Pfiou, pas simple.

Mais est venue se greffer une autre difficulté, lors de la première séance de géométrie. Je ne l’avais pas anticipée, parce que sur la séance Match Point, elle ne s’était pas exprimée, ou je ne l’avais pas détectée. Les élèves de cette classe ont des notions de géométrie très variées, parfois très parcellaires (ça, je m’y attendais), ce qui les place pour la majorité plutôt au niveau du cycle 2, mais leur comportement est terriblement marqué par l’adolescence. Avec Match Point, les élèves jouaient, calculaient, élaboraient des stratégies. Naturellement, chacun progressait à partir de son niveau initial. Et puis l’activité était ludique et en binôme, assez autonome finalement. Cette fois, la charge affective était radicalement différente : en grand groupe, les élèves s’exprimaient pour répondre à mes questions. Bien souvent, ils se sont trompés, ce qui est tout à fait normal : c’est pour ça que j’étais là. Mais quand un élève ne sait pas distinguer un triangle d’un quadrilatère, quand un autre ne sait pas ce qu’est un rectangle, quand un autre encore répond « carré » à un carré prototypique et « losange » au même objet, sans qu’on l’ait caché entre temps, mais qui a subi un quart de tour, la frustration est palpable et la réaction des camarades n’est pas forcément propice à la reconstruction sereine des savoirs.

Je crois que c’est ce qui m’a motivée le plus, au final : mon objectif est aujourd’hui de transmettre des savoirs de cycle 2, avec un regard de cycle 3 (je voudrais que les élèves reconnaissent le carré et le rectangle, comprennent les relations entre ces deux figures), mais en tenant compte du développement comportemental d’adolescents très « quatrièmes au mieux de leur forme ». Didactiquement, c’est une vraie problématique, cette collusion niveaux de savoirs-niveau de développement.

Suspense

Alors j’ai repris ma copie. La première séance de géométrie m’a permis de comprendre où en sont ces jeunes gens et de poser du vocabulaire, des caractérisations. Cette fois, j’ai prévu une séance complètement hors de la séquence initiale de Bigarrures : réactiver les polygones et le vocabulaire de la géométrie, fixer la catégorisation triangle-quadrilatère, transmettre un socle incompressible de connaissance mais proposer des prolongements à celles et ceux qui peuvent s’y engager sereinement, et surtout : communiquer. Ces jeunes gens ne peuvent pas s’y retrouver s’ils ne disposent pas du langage commun. Ma déconstruction-reconstruction de la multiplication de décimaux n’est pas à l’ordre du jour, on verra plus tard. Je voudrais qu’ils aient des images mentales cohérentes lorsqu’ils entendent « rectangle » ou « triangle équilatéral ». Et une fois que nous aurons bien tout réactivé, répété, progressé dans l’automatisation, rappelé les caractérisations et les relations des figures évoquées, nous manipulerons pour avancer autrement dans cette appropriation. Et s’il nous reste du temps, nous entamerons l’étape suivante : les angles. Mais cela m’étonnerait, et c’est peut-être même peu souhaitable, pour laisser les notions se fixer.

J’adore quand il y a un suspense pareil, quand je ne sais pas si ce que j’ai prévu conviendra, quand je dois être à fond pour m’adapter en temps réel, peut-être en effectuant un virage sec par rapport à ce qui est prévu. Et j’ai hâte de voir où nous arriverons, ensemble.

Claire Lommé