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Incivilités : comment contenir la facture ?

C'est un coup de filet qui a redonné le sourire à de nombreux élus qui luttent en vain contre les dépôts sauvages et les incivilités sur leur territoire : à Marseille, sept personnes suspectées d'avoir organisé ou eu recours à un réseau de décharge sauvage ont été placés en garde à vue et présentés au juge mi-novembre pour répondre d'une accusation de dépôt illégal de déchets sur la voie publique. Ils risquent jusqu'à deux ans de prison et 75.000 euros d'amende, selon l'article L541-46 du Code de l'environnement.

Un garagiste et un entrepreneur du BTP indélicat étaient à la manoeuvre. Ils payaient de petites mains à peu de frais pour débarrasser des encombrants qu'ils abandonnaient en pleine rue dans un quartier déshérité du nord de la ville. Les services de collecte d'ordure de la métropole interviennent depuis des mois pour nettoyer cette zone. Ils y ont récupéré pas moins de 320 tonnes de déchets en tous genres : gravats, frigos, machines à laver, matelas, meubles, déchets verts, pneus...

Incivilités ordinaires

Marseille n'est pas une exception. En France, 21,4 kg de déchets sauvages par habitant et par an sont déposés hors des lieux prévus à cet effet, selon l'Ademe dans un rapport publié quelques mois avant le décès du maire varois de Signes, écrasé à l'été 2019 par une camionnette qu'il tentait d'empêcher d'abandonner ses gravats à la sauvette. Et ces incivilités ne sont pas les seules : tags, déjections canines, dégradation du mobilier urbain, mégots et papiers gras jetés au sol, urine sur la voie publique, vandalisme du mobilier urbains... Ces « incivilités ordinaires » coûteraient plus de 5 milliards d'euros à la France, alertait l'économiste et spécialiste de la délinquance, Jacques Bichot, en 2015. Il recensait alors 300.000 dégradations de biens.

Six ans plus tard, la situation semble avoir échappé à tout contrôle. « Les incivilités quotidiennes sont devenues un fléau », répète à l'envi de nombreux maires qui ne peuvent opposer que de maigres effectifs de police municipale à ce que certains désignent comme « un tsunami d'insolences urbaines ».

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Pour garder leurs rues propres, les villes doivent investir en masse : 1 million d'euros par exemple à Cannes où des dizaines de nettoyeurs sillonnent la ville, huit fois par jour. Plus de 5 millions à Nice, où le maire a installé 14 policiers municipaux derrière les écrans du Centre de supervision urbain où convergent les images des plus de 3.000 caméras installées dans la ville. Dans son rapport sur « la caractérisation de la problématique des déchets sauvages », l'Ademe a relevé l'étendue des difficultés auxquelles sont confrontées les collectivités locales pour « prévenir, résorber et sanctionner » les indélicats : identifier le responsable, parvenir à faire valoir une plainte en justice, obtenir des jugements rapides et des sanctions dissuasives...

Caméras impuissantes

« La marge de manoeuvre des élus est extrêmement faible. La loi empêche leur police municipale de mener des enquêtes et ils ne peuvent dresser de procès-verbal qu'en cas de flagrant délit », explique Guillaume Gormand, chargé de mission sécurité et prévention à la communauté de communes de Grenoble dans une étude sur l'évaluation des politiques publiques de sécurité . Dans leur centre high-tech de surveillance urbaine où sont rassemblées toutes les images des caméras de vidéoprotection des villes, les agents municipaux ne peuvent que regarder, impuissants, ces incivilités se dérouler sous leurs yeux. « Il faut une fraction de seconde pour commettre une incivilité. Le temps d'envoyer une patrouille constater le délit, le contrevenant a disparu », témoigne l'un d'eux.

Incivilités : comment contenir la facture ?

Alors que faire ? A Nice, on teste depuis l'été une intelligence artificielle créée par les services informatiques de la ville et validée par la Commission nationale de l'informatique et des libertés. Installée derrière les caméras de surveillance de vingt sites répertoriés comme vulnérables, elle analyse les scènes en temps réel, détecte les mouvements suspects, relève les plaques d'immatriculation et enregistre le délit. Derrière leurs micros, les agents s'égosillent. « Police municipale bonjour. Vous êtes dans une zone de détection automatisée d'abandon de déchets. Les dépôts sauvages sur la voie publique sont interdits par la loi. Vous encourez une amende de 1.500 euros ». On saura dans quelques semaines si ces mises en garde sont suffisamment dissuasives, mais dans les agglomérations qui expérimentent, elles aussi, des systèmes de prises de vues, les résultats ne sont pas probants.

Recours à l'intelligence artificielle

A Aix-en-Provence, depuis décembre dernier, la ville a installé des caméras de surveillance nomade sur les 30 hectares de zones naturelles du plateau de l'Arbois transformé en décharge à ciel ouvert par les entreprises de BTP locales. Plus de 60 dépôts sauvages ont bien été constatés et enregistrés par les caméras, mais à ce jour, aucune amende n'a été dressée malgré le relevé des plaques. « C'est au magistrat qu'il appartient de décider d'une condamnation et les instructions prennent du temps », peste un fonctionnaire de la municipalité.

A la tête de la start-up azuréenne Karroad, Frédéric Faucouneau croit tout de même à l'efficacité de ces technologies d'imagerie. « Il faut surprendre pour donner toutes les chances aux flagrants délits », défend-il. Après deux ans de recherche sanctionnées par un brevet, l'entreprise a conçu un boîtier de surveillance totalement autonome, paré de formes qui le noient dans le décor. Avec son algorithme, l'engin filtre automatiquement les nombreux faux positifs qui réclament aux systèmes concurrents des heures de traitement manuel.

« Sitôt détectée une incivilité, notre boîtier adresse un SMS et un mail aux équipes d'intervention pour attraper les pollueurs sur le fait », poursuit l'entrepreneur. Son atout : il n'a aucun besoin d'infrastructure ou de réseau de caméra et est très facilement déplaçable, pour suivre les lieux de dépôt mobiles des contrevenants. « Nous les traquons », poursuit-il. Les élus sont friands de l'argument : en quelques mois, l'entreprise a déjà équipé une quinzaine de villes, dont une majorité de communes dépourvues de moyens de télésurveillance. Ce mouchard discret intéresse également les copropriétés, mais aussi des institutions comme l'Office national des forêts et les fédérations de pêche.

Patrouilles robotisées

Depuis quelques semaines, Singapour compte un nouvel habitant : Xavier, un robot à roues chargé par l'agence HTX dépendante du ministère de l'Intérieur, de lutter contre les incivilités publiques. Ce petit rover qui circule en brigades est équipé de capteurs, de caméras opérant dans le spectre visible et infrarouge, et d'une intelligence artificielle pour analyser les images en temps réel. Ses cibles : les fumeurs contrevenants aux espaces réservés et les personnes qui garent mal leur véhicule, se livrent à des ventes à la sauvette ou des dépôts sauvages d'ordures... S'il détecte une infraction, ce mouchard mécanique affiche une alerte de prévention sur son écran, et transmet les informations à son centre de commandement et de contrôle qui peut faire intervenir les policiers à proximité. Les autorités justifient cette expérimentation par le manque de main-d'oeuvre pour sécuriser les rues. Mais l'incursion parfois sans discernement de ces robots dans l'espace public des Singapouriens choque de plus en plus d'habitants. Programmés pour rappeler les règles de distanciation au public, les robots en oublient souvent celles de la diplomatie. « Cela donne aux gens un sentiment d'un contrôle intrusif », a expliqué à l'AFP le militant des droits numériques Lee Yi Ting.

En chiffres

> 5 milliards d'euros. Le coût des incivilités en France.

> 90 %. Le pourcentage de collectivités territoriales confrontées au problème de décharges sauvages. Selon une étude de l'Ademe, 43 % estiment cette problématique « en voie d'aggravation ».

> 63.000 tonnes. La quantité de déchets sauvages abandonnés hors des circuits légaux chaque année en France selon l'AVPU (Association des villes pour la propreté urbaine).

> 11,8 kg. Ce que jette, en moyenne, chaque français dans la nature. Traduit en linéaire, cela représente un dépôt sauvage tous les 67 mètres.

> 68 euros. Le coût, rarement facturé, d'une amende pour jet de mégots à Paris. Il est de 350 euros à Singapour.

> 450 euros. Le coût minimum de remplacement d'une vitre d'Abribus vandalisée.